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InterviewJDM : - Le coeur converti serait l'histoire d'une femme qui veut se libérer et qui n'y parvient que dans la mort ?Stefan Hertmans : - C'est surtout l'histoire d'une femme qui essaie d'avoir une autre vie. Je ne crois pas qu'il ait été question au onzième siècle de vouloir se libérer : on n'en parlait pas en ces termes là. Tout de même, plus le temps passe, et plus je me dis qu'elle a du être une femme très forte et courageuse, très têtue et en même temps très passionnelle, puisqu'apparemment il s'agissait d'un amour fou. Elle n'a pas choisi la mort ni la folie, mais j'ai la conviction qu'à cette époque il n'y avait pratiquement pas d'endroit pour qu'une telle femme puisse retrouver une deuxième maison, une sérénité, un vrai chez soi. c'est une sorte de Roméo et Juliette au onzième siècle. Mais par contre, une question géopolitique de premier ordre à savoir le départ pour les croisades qui atteint de plein fouet ce couple et ces deux personnes quasiment anonymes. Et c'est ce qui m'a intéressé également dans Guerre et térébenthine que de pouvoir décrire une époque historique et laisser voir une grande fresque de cette nature à travers le prisme de deux personnes modestes, presque anonymes qui deviennent iconiques de leur temps sans l'avoir cherché.- Vigdis/Hamoutal est une femme tourmentée comme l'est cette époque et peut-être est elle tourmentée par l'époque ?- En effet, elle est tourmentée par son choix puisque destinée à devenir la femme d'un chevalier à Rouen et s'ennuyait dans un château où un futur tout tracé l'attendait. D'après les recherches importantes que j'ai entreprises, on peut en déduire qu'elle appartenait à une famille aisée, puisque son père avait les moyens d'envoyer sur ses traces quatre chevaliers à Narbonne. Un peu comme si vous et moi avions les moyens d'envoyer quatre officiers de police dans des Porsche Cayenne à Bagdad. C'était donc une femme de haute lignée qui évidemment constituait une proie pour les autres familles nobles. Et un tel personnage qui quitte tout, qui plus est pour un juif à cette époque...Et c'est juste à ce moment de sa vie, que la tolérance relative dont on faisait preuve à l'égard des Juifs, cesse d'exister. - Ce qui est étonnant dans ce récit, cette histoire, c'est cette situation de converso inversé. En général, la conversion se produisait dans l'autre sens, or ici c'est elle qui se convertit au Judaïsme. Ce contre-pied aux idées reçues, c'est ce qui vous plaît souvent....- Évidemment. C'est le jeu de la littérature que de prendre le contre-pied et de laisser le lecteur en déduire ce qu'il veut.- Dans Entre Villes vous ne parliez pas de Prague, mais de Bratislava, de Trieste et pas de Venise. Dans Guerre et térébenthine, vous écrivez sur un personnage qui semble être un anti-héros complet, mais qui s'en révèle tout de même en être un ?- Oui, cette attitude vient au fait d'avoir été sensible à l'idée de la dialectique de Hegel. S'il y a du noir, je vois du blanc, et s'il y a du blanc je vois du noir. En même temps, j'ai cette inclination à chercher le point non conformiste, bien que je ne m'en vante pas ce qui ne serait pas très non-conformiste, de chercher un endroit ou une façon de s'approprier quelque chose qui n'est pas évident et qui de ce fait peut séduire le lecteur, peut érotiser le lecteur parce que c'est le non évident. Si un roman est une maison où je dois moi-même entrer, je n'emprunterais jamais la porte d'entrée, mais je chercherais une petite issue vers le jardin qui mène aux caves et peu à peu je vais monter et ouvrir la grande porte à la page 100.- Il y a encore la question de la culpabilité qui est latente, de façon moins personnelle que dans Guerre et térébenthine, mais de façon plus globale vis-à-vis du sort infligé aux Juifs dans le passé et un passé lointain qui précède de loin les pogroms du 19e et l'Holocauste ?Il est vrai que la chrétienté dont nous sommes pour la plupart issus, même lorsque nous ne croyons plus, a connu sa période djihadiste. J'ai été profondément touché par le livre de Amin Maalouf, Les croisades vues par les Arabes. On peut y découvrir les mensonges que l'on nous a racontés à l'école primaire à ce sujet. Qu'il ne s'agissait pas de héros ces chevaliers, que ce n'était pas seulement des hommes pieux de dieu, mais qu'il y avait toute une sorte de déménagement de dépeuplement même de régions parce que la situation économique des pauvres était tellement terrible qu'évidemment ils voyaient passer les chevaliers, et à leur suite les fantassins et ensuite des fermiers... il s'agissait d'un déplacement de population qui a vidé toute l'Europe.Hamoutal pense ne jamais être complètement acceptée par la nouvelle communauté juive où elle a choisi de trouver refuge?Je crois que c'est l'histoire universelle de tous les villages du monde et de l'humanité dans un village. Dans mon petit village provençal que j'adore, j'ai compris qu'à partir du moment où vous prenez la position de quelqu'un qui se résigne à ne jamais vraiment appartenir, vous êtes accepter. Mais penser que l'on peut s'intégrer totalement est une illusion. Plus encore, c'est une intrusion. Certains sont à Monieux depuis trois générations et qui viennent de Marseille ou d'Avignon, mais qui ne seront jamais des Moniliens.Mais cela nous convient parfaitement d'être là sans appartenirD'être un juif errant ?Voilà. J'écris à propos de ce sentiment dans mon premier roman Naar Merelbeke où j'évoque ces personnes qui veulent appartenir, mais qui ne le pourront jamais vraiment.C'est peut-être aussi la position que je choisis toujours. Raison sans doute pour laquelle j'évoque les Juifs.Par ailleurs, ma fascination pour la littérature juive date de mes études : Paul Celan, Kafka, Joseph Roth , Stefan Zweig, tous ses écrivains juifs font partie intégrante de mon système de pensée.- Il y a un côté peintre de batailles chez vous, quant on voit la scène du pogrom et du pillage de Monieux, c'est de l'ordre du film ?Je l'ai vue littéralement devant mes yeux au cours d'une nuit de Walpurgis ou de Vigdis en l'occurrence. J'étais hanté par ces fantômes et je connaissais tellement bien mon petit village que je pouvais l'imaginer d'autant qu' Andy Cosyn, un Belge qui habite Monieux et qui fut le premier à oser écrire sur le pogrom dans son livre sur Monieux. Et je pense que cette histoire n'a pas encore livré ces derniers secrets.- Cette scène reste en mémoire...- Comment s'imaginer la violence dans un tel cas ? Botho Strauss a écrit dans son essai Anschwellender Bocksgesang durant les années nonante à propos de la guerre en Yougoslavie sur la question de la violence. Et il écrit il n'y a rien de pire que la violence non organisée. La violence militaire connaît encore des règles, mais la violence entre citoyens, elle, est sans fin. Et il y a quelque chose là d'atroce et d'inhumain qui ressort de l'être humain à ce moment de beaucoup plus sadique que chez les militaires.D'ailleurs, cette scène sur les pogroms a beaucoup été influencée par mon souvenir du génocide rwandais.- Votre entreprise équivaut à une résurrection, pas au sens religieux, mais laïque bien sûr. Un phénomène qui vous fascine ?J'étais obsédé par cette possibilité de laisser vivre et voir quelqu'un qui a été tellement proche de moi et fut comme une voisine : la seule chose qui nous sépare n'est pas l'espace, mais le temps. Car sa maison se situait probablement à 150 mètres de ma demeure actuelle à Monieux. Notre relation est presque intime.- Même dans Guerre et térébenthine et Entre Villes, vous visitez des cités pour y entrevoir des personnes qui y ont vécu. Vous faites parlez les pierres quelque part ?- Vous touchez à quelque chose d'essentiel à mes yeux, à savoir l'obsession de vouloir savoir comment c'était avant. Quelque chose qui m'obsède depuis l'enfance de savoir qui était ici il y a dix ans, cent ans, mille ans. - Écrire pour vous c'est vraiment se souvenir ?- Nous sommes là en plein Proust, car il y a quand même la mémoire involontaire qui est toujours autobiographique, mais la mémoire historique elle, est travaillée et volontaire. Il y a toujours cette dialectique entre le volontaire et l'involontaire. On pourrait affirmer que dans ce roman la mémoire volontaire, c'est reconstruire la vie, la biographie et la diaspora de Vigdis Hamoutal. Et que l'involontaire consiste en ma diaspora. Écrire c'est se révolter contre la mort ?- J'ai publié un essai à mon propre étonnement dans un de mes derniers livres d'essais qui s'intitule La mobilisation de l'Arcadie dans lequel j'écris au sujet de Maurice Blanchot sur la littérature et la mort. Je n'en parle pratiquement jamais, mais cet auteur est très important à mes yeux. Et cette notion de Blanchot qu'écrire a toujours pour but de voir la figure de la mort et du bout de l'histoire. C'est d'une vérité très profonde et existentielle. Et qu'il doit y avoir quelque chose même du côté psychanalytique, il y en tout cas une angoisse du fait que les choses ne reviennent pas. Et c'est notre entraînement pour la mort, avec la finitude des choses.De cette façon, écrire est une manière de se soulager du fait que la vie et le temps sont irréversibles et de garder les choses. Pour moi c'est moins une question de garder les choses que de rendre la vie supportable : rendre supportable le fait de vieillir, rendre supportable que lorsqu'on est heureux la vie s'envole en fumée. Et en même temps c'est une question morale sans vouloir être moralisateur que de s'occuper en tant qu'écrivain du passé oublié. On oublie tellement vite....La fureur de lire 2018 se tiendra cette année du 10 au14 octobre, partout dans la Fédération Wallonie-Bruxelles. www.fureurdelire.cfwb.beDr Jivago