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Selon le " modèle du contenu du stéréotype " élaboré par la psychologue américaine Susan Fiske, de l'Université Princeton, la cognition sociale s'articule autour de deux questions essentielles quand nous sommes face à d'autres individus ou d'autres groupes. D'une part, quelles sont leurs intentions ? D'autre part, quels sont les moyens dont ils disposent ? Par conséquent, le jugement social revêtirait une structure bidimentionnelle, où les intentions renvoient au concept de chaleur humaine (sociabilité) et les moyens à celui de compétence, incarnée par le statut social.Les groupes sont ainsi rangés en quatre catégories par ceux qui expriment un jugement à leur égard :faible compétence et faible chaleur,haute compétence et faible chaleur,faible compétence et haute chaleur,haute compétence et haute chaleur. À chacune de ces catégories sont associées des émotions et sentiments. Par exemple, pour Susan Fiske, les individus et les groupes auxquels on attribue une forte compétence mais un manque de chaleur tendent à éveiller l'envie, tandis que ceux qui sont jugés peu compétents mais très sociables attirent la pitié, la compassion, la sympathie. Et cela se répercute dans les comportements. Les " compétents peu sociables " susciteront rivalité et hostilité ; les " incompétents sociables ", aide et protection ; les " compétents sociables ", un désir d'association et de coopération ; les " incompétents peu sociables ", dévalorisation et exclusion.En 2006, Lasana Harris et Susan Fiske réalisèrent une expérience édifiante. Des études antérieures avaient montré que la mobilisation de la cognition sociale active le cortex préfrontal médial. Harris et Fiske présentèrent 48 photos de groupes sociaux à des participants dont l'activité cérébrale était enregistrée en imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Chaque cliché se référait à un des quatre cadrans proposés dans le modèle du contenu du stéréotype. Il apparut que le cortex préfrontal médial s'activait dès que la photo d'un groupe social était présentée, sauf lorsque ce dernier appartenait au cadran baptisé " low-low " en anglais, territoire des individus réputés peu compétents et sans chaleur humaine. Si une activation cérébrale se manifestait, c'était au niveau de l'insula et de l'amygdale. Or, ces structures sous-tendent notamment le sentiment de dégoût, ce qui est en accord avec les prédictions du modèle conçu par Susan Fiske." De façon générale, les personnes qui se situent dans le cadran " low-low " se voient contester leur humanité. C'est notamment le cas des S.D.F. et probablement des réfugiés qui rejoignent nos contrées. " commente Vincent Yzerbyt, professeur de psychologie sociale à l'UCLouvain.Dans ses propres études, le chercheur s'est particulièrement intéressé à deux des quatre catégories du modèle du contenu du stéréotype : les groupes réputés compétents mais peu chaleureux et, à l'inverse, les groupes perçus comme chaleureux mais peu compétents. Dans le champ social, ils occupent très largement le terrain. La propension dans les interactions sociales est en effet de considérer que les groupes (ou leurs membres) sont d'autant moins sociables qu'ils sont compétents, et vice-versa.Au fil des années, de nombreux travaux conduits par Vincent Yzerbyt ont mis en évidence un jeu de vases communicants entre chaleur et compétence. La tendance est de reconnaître aux individus ou aux groupes considérés comme puissants des compétences intellectuelles et un savoir-faire élevés, mais de les dénigrer sur le plan des aptitudes sociales. Si, au contraire, ils sont jugés inoffensifs se dégage une propension à souligner les limites de leurs capacités, tout en valorisant leurs aptitudes sociales.Les auteurs interprètent cet " effet de compensation " en termes d'harmonie sociale. Une façon relativement harmonieuse de fonctionner en société serait que les détenteurs de la compétence (et donc du pouvoir) reconnaissent d'autres qualités à ceux dont le statut social est inférieur. " En quelque sorte, noblesse oblige ", dit Vincent Yzerbyt. Pour les groupes de statut inférieur, la compensation découlerait essentiellement du fait que leurs membres trouvent une réponse à leur aspiration d'estime de soi dans le sentiment de posséder de grandes aptitudes sur le plan de la chaleur.Les groupes de statut inférieur peuvent difficilement contester le niveau de compétences des groupes hiérarchiquement supérieurs. En revanche, la chaleur humaine est un élément beaucoup plus relatif. Aussi peut-on légitimement se demander si les détenteurs de la compétence (les cadres, par exemple) pensent réellement que les membres des groupes de plus bas statut (dans ce cas, les employés et les ouvriers) sont plus chaleureux ou si, au contraire, ils leur accordent une concession purement stratégique pour favoriser l'établissement et le maintien de bons rapports sociaux. Publiée en février 2017 dans la revue Personality and Social Psychology Bulletin, une étude de Vincent Yzerbyt et Laurent Cambon (Université de Nice) semble indiquer que la piste de la concession stratégique est sans doute la bonne.Dans une autre expérience, les deux chercheurs arrivèrent à la conclusion que le dénigrement du groupe supérieur sur la dimension de chaleur sert au groupe de statut inférieur à recouvrer une certaine estime de soi. Enfin, une troisième étude confirma que les groupes réputés compétents se sentent intimement supérieurs aux autres sur tous les plans, y compris celui de la sociabilité. Leurs concessions sont donc de façade.Reste à savoir si l'efficacité de la stratégie de compensation en vigueur entre groupes dominants et dominés se vérifie partout et en toutes circonstances ? Selon Laurent Cambon et Vincent Yzerbyt, elle est mise à mal dans deux conditions. Premièrement, lorsqu'il y a rareté des ressources (biens, travail...) ou choc des valeurs. Les rapports deviennent alors essentiellement conflictuels et discriminatoires ; l'harmonie fondée sur une sorte de répartition des rôles vole en éclats. Le second cas se présente lorsque les déséquilibres entre les groupes sont assez ténus et, partant, que chacun d'eux peut revendiquer une forme de primauté tant dans la compétence que dans la sociabilité. Par exemple, les assistants sociaux pourraient se juger à la fois plus chaleureux et plus compétents que les psychologues." Pour que la relation entre des groupes fonctionne sur le mode de la compensation, il faut donc qu'il existe un déséquilibre palpable. Néanmoins, ce dernier doit demeurer viable pour le groupe de statut inférieur, sous peine de le voir opter pour des stratégies radicales de changement, telles que, dans des cas extrêmes, la révolution, des émeutes, etc. ", précise Vincent Yzerbyt. Voilà assurément qui nous ramène à l'actualité : les gilets jaunes. Avec ce mouvement, on assiste à une rupture de consensus et donc de l'harmonie sociale émanant de la stratégie de compensation. " D'une part, les gilets jaunes jugent illégitime l'écart entre la situation des " nantis " et la leur. D'autre part, ils considèrent que l'ascenseur social ne peut pas fonctionner dans la mesure où la frontière entre le groupe des privilégiés et leur propre groupe est imperméable ", explique Vincent Yzerbyt.